15 March 2025

Édouard et Marcelline, Roméo et Juliette

Le mieux est-il vraiment l’ennemi du bien ?
Je ne sais.
Mais le con, assurément !
J’explique…

Je vis dans le trou du cul de la civilisation française (au fond à gauche) et pour arriver jusque chez moi, il n’y a guère qu’un ruban de route bitumée (qui cesse de l’être peu après, au grand désarroi des touristes qui suivent leur GPS jusqu’en mes contrées). Pas de trottoir, pas de caniveau et le seul éclairage nocturne a un cycle de 29,5 jours. Bref, un vague tronçon de route (même pas à deux voies), puis le fossé et ensuite les champs, pâtures et bois à perte de vue.
Voilà, le décor est posé.

Chaque jour, je promène les chiens et arpente donc et la route et les champs et les pâtures et les bois sus-cités.
Quelle n’est donc pas ma surprise d’apercevoir, au bord de la route, une tache rouge vif.
« Il a encore dû y avoir une fête d’anniversaire et ces 💩☠️🖕🌩🔥💥 (remplacez les émojis ci-contre par les noms d’oiseaux les plus vigoureux) ont fait un lâcher de ballons de baudruche !!! » grommelé-je in petto, car je parle couramment ce langage.

Je m’approche et…
De baudruche, point !
Il s’agit en fait de… merde.
Un étron.
Une crotte.
De chien, sans doute.
Précautionneusement empaquetée dans… un sac à crotte !

Stupéfait, je me redresse et… une vingtaine de mètres plus loin, mon œil de lynx (le reste de la bête part à vau-l’eau, mais la vue est encore à peu près bonne) distingue une seconde tache rouge ! Et de fait : un autre sac à crotte, lui aussi plein et consciencieusement noué.
QUI, je vous le demande gentiment, bien qu’avec un soupçon de tension artérielle, QUI, EN PLEINE NATURE emballe les crottes de ses chiens dans des sacs en PLASTIQUE pour, au final, les abandonner sur place, de telle sorte qu’elles ne puissent pas se dégrader ???

Après avoir retourné le problème dans tous les sens, je ne vois qu’une solution et j’ai reconstitué la scène afin de la livrer à vos oreilles béates et vos yeux énamourés (je n’en doute pas) :

Édouard et Marcelline passent 15 jours de vacances en Bretagne avant de reprendre la route de Deuil-la-Barre dans le Val-d’Oise où ils résident. Logeant dans un gîte rural, ils aiment, à l’occasion de longues promenades digestives à se perdre dans la campagne costarmoricaine qui fleure bon le gasoil et l’huile de vidange des machines agricoles et le fumier fraîchement épandu, tandis que les hurlements de la tronçonneuse du fou du village déchirent l’angoisse des oiseaux.

« Ah ! ne se croirait-on pas à la maison ? ne serait l’absence de circulation, on s’y tromperait, fait Édouard dans un soupir d’aise qui fait trembloter son double-menton rougeaud.
– Si fait, mon ami, si fait », couine Marcelline de sa voix aiguë et irritante comme une poignée d’ongles se retournant sur un tableau d’école de l’ancien temps.

À leurs pieds gambadent gaiement Roméo et Juliette, deux charmants Jack Russel en surcharge pondérale dont Marcelline aime à rappeler à qui veut l’entendre (et même à qui ne veut pas) qu’« ils sont LOF, et même si on ne leur fait pas faire de concours, ils pourraient, ils pourraient ! »
Car pour ces deux innocentes créatures, ordinairement enfermées dans la maison et ne connaissant du monde extérieur que les 30 m² de gazon anglais devant le pavillon de la rue Tranchebise, gazon où ils n’ont le droit de poser les pattes qu’à condition d’avoir préalablement fait leurs besoins dans la petite caisse en plastique normalement dédiée à la gent féline, ces 15 jours de campagne ont un fort avant-goût de paradis.

Mais soudain, c’est le drame !
Sans doute transportée par la trop vive émotion de découvrir un univers empli d’odeurs inconnues, voilà Juliette qui s’arc-boute et dépose une crotte fort bien moulée dans l’herbe du fossé, un petit boudin humide qui hume bon la pâtée de luxe Wolf of Wilderness.

« Oh mon Dieu ! Juliette ! Vilaine saleté ! Vous me faites honte ! » s’écrie Marcelline.
Et se tournant vers sa moitié (ou plutôt son un et quart) : « Qu’allons-nous faire, mon ami ? nous ne pouvons laisser là ce déchet ! Nous nous devons de montrer aux autochtones ce qu’est la civilisation et combien il serait bon qu’ils y adhèrent aussi !
– N’ayez crainte, ma bonne, votre Édouard est là qui va sauver la situation et notre honneur une fois de plus ! »
Et tirant de sa poche de ciré de marin (la mer n’est qu’à 20 kilomètres et le ciel est nuageux, on ne sait jamais) une petite boîte en carton de couleurs vives, il s’écrie fièrement : « J’ai pris des Sakakrott !
– Édouard, vous êtes un héros !
– Allons, allons, ce n’est rien, je ne fais que mon devoir de bon citoyen. »

D’un doigt auguste bien qu’un tantinet boudiné, Édouard déchire la languette cartonnée et humectant son pouce d’une langue de la taille d’un foie de veau (comment ça, j’exagère ??? vous y étiez ? non ! alors, bon, hein, voilà !), il sort un rubicond morceau de plastique qu’il déplie et gonfle en soufflant dedans non sans y expectorer quelques gouttes de salive et de glaires qui lui encombraient la gorge.

« Et voilà ! Ma bonne Marcelline, vous n’avez plus qu’à y enfiler votre menue menotte, cueillir délicatement le fruit des entrailles de notre petite Juliette et tandis que vous tiendrez fermement – mais point trop non plus, il ne s’agirait pas de tout écraser – ce funeste objet, je retrousserai ce gant improvisé le long de votre poignet et de votre main pour l’emprisonner. Un nœud simple suffira à en finir avec le nauséabond cadeau de notre Zouzoute adorée. » (Zouzoute étant le petit nom de Juliette dans l’intimité du foyer)

Et ainsi est-il fait.

« Mais… qu’allons-nous faire de ce sac, désormais ? Je ne vois aucune poubelle à proximité… Nous n’allons tout de même pas continuer notre promenade en cette compagnie ! » dit piteusement Marcelline qui tient, entre un index dégoûté et un pouce écœuré, l’objet du délit.
« Ma foi, fait Édouard, nous n’y pouvons rien si les collectivités locales n’ont point disposé de poubelles tous les cent mètres, ainsi qu’il est d’usage dans les régions avancées. La Bretagne est encore en bien des points à l’état de sauvagerie, et nul ne pourra nous tenir rigueur de ne pas avoir rempli notre devoir ! Laissons-le là, le personnel de voirie le récupérera demain matin lorsqu’il passera nettoyer la chaussée, ainsi qu’il le fait forcément quotidiennement ! »

Fort amusé de la situation et de voir ses tortionnaires dépités par l’acte pourtant ô combien naturel de Juliette, Roméo entreprend, vingt mètres plus loin, de réitérer l’exploit.

Tandis qu’Édouard extirpe un nouveau Sakakrott de son emballage, Marcelline s’écrie : « Oh Roméo ! vous êtes infernal ! ah vraiment, c’est à vous dégoûter d’avoir des enfants ! »

Voilà, vous savez toute l’histoire.
Toujours est-il qu’ici, il n’y a pas d’autre personnel dédié au nettoyage de la voirie que moi et que si je tombe sur Édouard, Marcelline et leur carton de Sakakrott, ils risquent fort de se prendre un coup de pelle dans les dents.

Mais je jure bien que, malgré l’envie qui ne m’en manquera certainement pas, je n’emballerai pas leurs corps dans du plastique, mais les laisserai composter très naturellement sous un tas de fumier en bordure de champ.