Devant le camion-vitrine du charcutier, une file d’une vingtaine de personnes : chacun attend son tour en papotant, car le marché, c’est le moment où l’on se retrouve et partage les ragots de la semaine écoulée.
Les seuls qui ne disent rien et tirent une tronche grisâtre et longue comme un jour sans pain sont les touristes, qu’on reconnaît facilement à leur accoutrement et à leurs grognements (c’est long, il fait froid, y a trop de vent, je t’avais bien dit qu’il valait mieux aller à Carouf, tout ça et bien d’autres grommellements du même acabit).
Arrive une vieille dame, courbée sur sa canne. Une TRÈS vieille dame, TRÈS courbée ! Son pas est menu et l’angle de son dos approche le droit.
Elle se positionne près du camion, un peu en retrait, sur le côté de la file.
Le charcutier termine avec le client en cours, se tourne vers la dame et lance :
« Alors Odette ? Qu’est-ce que je te mets ? »
Et là, c’est le drame.
En tête de queue, un client – polo pastel, coupe-vent Armor Lux, bermuda corsaire et chaussures bateau, bref un touriste, vous l’avez compris – s’offusque :
« Excusez-moi, mais nous étions avant la dame ! »
Le charcutier relève la tête, plante le regard de tueur de porcs, qu’il sait si bien prendre à l’occasion, dans les yeux de l’inconvenant et dit :
« Y a personne avant Odette ! Jamais ! C’est comme ça ! »
Le touriste, outré par tant d’effronterie de la part de celui qu’il prend pour un serviteur, se tourne vers les autres clients, espérant glaner un peu de soutien, mais il ne récolte que des regards offusqués : ceux des gens qui connaissent Odette et ceux des personnes qui ne la connaissent pas, mais qui n’en pensent pas moins d’un homme en pleine forme s’énervant pour gagner deux minutes au détriment d’une très vieille dame tenant difficilement debout. Sans parler des sourires goguenards de ceux qui savourent le spectacle d’un Parisien* se faisant fesser cul nu en public.
Une fois Odette servie, c’est au tour du malotru, furieux d’avoir été humilié. Aussi tente-t-il de regagner un peu de prestance et d’honneur (notion dont il ignore tout) en tentant une pique :
« Il n’est pas gras, au moins, votre cochon ?
– Pourquoi ? T’es au régime ? Si tu veux manger maigre, y a la poissonnerie à côté ! »
Et la poissonnière, hilare, qui n’avait pas manqué une miette du drame, d’une voix qui ne laissait aucun doute sur son métier (ça doit faire partie des conditions de recrutement, ou bien c’est génétique), balance à la cantonade :
« Houla ! Pas de ça chez moi ! S’il veut du poisson, çui-là, qu’il aille dans un restaurant sur la côte ! »
Honteux et confus, le touriste jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus à venir passer ses vacances en Bretagne.
Touriste, ce n’est pas parce que tu as payé ton séjour que tu es dans un parc à thème où chacun est à ton service et que le client est roi. Si c’est le genre de prestations que tu recherches, retourne chez toi, ou va à Mickeyland !
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*Parisien : terme générique désignant le non-Breton de passage qui se croit chez lui, pense que tout lui est dû et considère avec une condescendance mêlée de mépris les personnes qui vivent ici à l’année
(illustration : « fumeuse de Morlaix », carte postale du début du XXe siècle)